38
Budapest, Hongrie
Ry arrêta la voiture de location devant l’entrée d’une étroite rue pavée, au cœur de Józsefváros, un quartier de Budapest où les demeures décrépites des Habsbourg côtoyaient des immeubles sinistres de l’époque soviétique : putains et musiciens faméliques y disputaient les trottoirs aux échoppes de plombiers et d’électriciens.
Il coupa le contact et attendit. Le seul bruit audible était le cliquetis du moteur de la voiture qui refroidissait. La ruelle déserte se terminait en cul-de-sac sur le mur d’un cimetière. Ry n’aimait pas les culs-de-sacs.
« Tu es sûr que c’est là ? Il n’y a personne », dit Zoé.
Au même moment, la porte d’un immeuble voisin s’ouvrit. C’était le plus grand immeuble du pâté de maisons, et son stuc fissuré avait été récemment repeint en jaune bouton d’or. Quatre armoires à glace au crâné rasé, aux traits durs et aux paupières tombantes en sortirent.
En les voyant venir vers eux, Ry leva lentement les mains et les posa sur le volant.
« Laisse tes mains bien en évidence, qu’ils puissent les voir.
— D’aaaccord », fit Zoé.
Ry comprit qu’elle n’en menait pas large.
« Ils ne nous feront pas de mal. Simple mesure de précaution. »
Les hommes firent le tour de la voiture comme des chiens autour d’un réverbère. Ils portaient tous des holsters sous leur blouson, mais ils ne donnaient pas l’impression de vouloir dégainer. Pour l’instant.
« Le gars qu’on vient voir, dit Ry, s’appelle Agim Latifi. C’est l’un des plus grands trafiquants d’armés d’Europe de l’Est. C’est aussi l’un des types les plus laids que tu verras de ta vie. Tu as déjà vu une lotte, sur un étal de poissonnier ? Eh bien, c’est lui tout craché, sauf qu’il est encore plus moche que ça. »
Il blaguait pour la mettre à l’aise, mais il était préoccupé. Il y avait quatre ans qu’il n’avait pas revu Agim, et le gouvernement français offrait dix mille euros de récompense pour un tuyau permettant leur arrestation.
Les gros bras achevèrent le tour de la voiture. L’un d’eux leur fit signe de descendre.
Ils suivirent les hommes dans la rue. Ry entendit un chien aboyer, et puis, venant de la fenêtre ouverte d’une maison, plus loin dans la rue, le martèlement lancinant d’un groupe de rap hongrois appelé Belga, qui chantait « Az a Baj ».
Ils entrèrent dans la maison jaune et se retrouvèrent dans un vestibule qui avait dû connaître ses plus beaux jours trois siècles auparavant. L’enduit des murs s’effritait par plaques entières et le plancher était terne et gondolé. Il n’y avait pas un meuble en vue.
Deux hommes devant et deux derrière, ils gravirent un escalier de marbre usé, franchirent deux portes de bois à double battant et se retrouvèrent dans une pièce stupéfiante, baignée de soleil.
« Waouh ! fit Zoé. Pour un peu, je regretterais de ne pas avoir apporté une robe de bal. Ça donne envie de danser la valse. »
Ry tourna lentement sur lui-même pour contempler les plafonds à caissons, les frises sculptées, dorées, représentant des guirlandes de fruits.
« C’était une salle de bal, dans le temps. Il lui a restitué sa splendeur passée. »
Devant l’une des fenêtres qui allaient jusqu’au plafond, un homme lisait le journal, assis à une table ronde sur laquelle le couvert était mis : nappe blanche, porcelaine à fleurs et service à café en argent.
« Agim, espèce de salopard, beugla Ry à travers la salle. Où sont les violons ? Comment veux-tu que nous dansions, Zoé et moi, si tu ne fais pas jouer les violons ? »
Agim Latifi laissa tomber son journal à terre, se leva, et se jeta sur Ry en trois enjambées.
« Mon frère ! hurla-t-il en l’écrasant entre ses bras. Ça fait un putain de plaisir de te voir !
Ry se fendit d’un immense sourire. Son ami n’avait pas changé ; c’était toujours le même Agim.
Derrière lui, Ry entendit Zoé marmonner :
« Ouais, incroyablement laid, tu parles. »
Il réprima un sourire. C’est qu’Agim Latifi aurait aussi bien pu sortir d’une publicité pour un parfum de luxe, avec ses cheveux noirs, bouclés, ses yeux noirs, limpides, ombrés de cils épais, et sa bouche aux lèvres pleines dévoilant des dents d’une blancheur éclatante. Il portait une chemise de soie blanche aux manches larges en harmonie avec la salle de bal, ouverte sur un large triangle de peau lisse, dorée par le soleil.
Il se tourna vers Zoé et lui lança un sourire absolument renversant.
« Et c’est ta nouvelle femme, dit-il. À la façon dont tu me l’as décrite au téléphone, Ry, mon frère, je me suis dit qu’il se pouvait bien que ce soit Elle, ta Seule, ton Unique, et maintenant que je la vois, je sais que c’est Elle. »
Ry sentit ses oreilles le brûler. Il prit mentalement note de ne plus jamais parler d’amour avec un Albanais du Kosovo à trois heures du matin, après avoir bu de l’ouzo.
« Mademoiselle Zoé Dmitroff, c’est un honneur et un bonheur de faire votre connaissance. »
Agim s’inclina, prit la main de Zoé, la porta à ses lèvres et la baisa.
« Je suis Agim Latifi et je vous enlèverais tout de suite si vous n’étiez pas la femme de Ry O’Malley. Mais je saurai me conduire, parce qu’il n’est pas seulement mon frère par le sang, il est aussi mon frère de sang. Vous comprenez ce que je veux dire ? »
Zoé le regardait toujours, un peu sidérée.
« Vous avez versé le sang l’un pour l’autre, dit-elle. Votre sang, et celui de vos ennemis. »
Agim flanqua, du plat de la main, une énorme claque sur l’épaule de Ry, ébranlant sa grande carcasse.
« Qu’est-ce que je te disais, mon frère ? C’est Elle ! »
Ry ouvrit la bouche pour rectifier le tir, et la referma. Il y avait des moments où il valait mieux laisser tomber.
« C’est une salle magnifique, dit Zoé.
— Merci. Je restaure la maison peu à peu. Mais je pense que ça me prendra une vie entière et me coûtera plusieurs fortunes. »
Il agita la main vers la fenêtre, d’où l’on voyait un jardin étouffé par les figuiers et le lierre.
« Peut-être que je vais m’attaquer à la cour intérieure, ensuite. On dit que pendant l’occupation soviétique, après la Seconde Guerre mondiale, des centaines et des centaines de soldats hongrois ont été enterrés dans ces cours, d’un bout à l’autre de la ville. »
Ry parcourut à nouveau la salle du regard, en se demandant d’où venait l’argent. En disant à Zoé qu’Agim Latifi était le plus gros trafiquant d’armes d’Europe de l’Est, il pensait exagérer ; tout à coup, il n’en était plus aussi sûr.
Agim prit Zoé par le bras et la conduisit vers la table.
« Venez, fit-il. Prenons notre petit déjeuner. Il y a des petits pâtés fourrés au fromage et à la pomme de terre appelés pogácsák. Et ça, dit-il en tirant une chaise pour la lui offrir, ce sont des crêpes au fromage blanc et aux raisins secs. Je vous suggère d’en prendre une tout de suite, mademoiselle Dmitroff, avant que Ry les avale toutes. »
Agim prit la cafetière d’argent et versa un torrent de café noir, épais, dans leurs tasses de porcelaine fine. Ry mordit dans une crêpe et fut transporté d’aise.
« Bien, passons aux choses sérieuses, dit Agim. Je sais que vous n’avez pas beaucoup de temps devant vous. »
Il se pencha pour ramasser une boîte en bois, sous la table.
« D’abord, les armes. Tu as dit que vous vouliez du sérieux, rien de sophistiqué, alors je vous ai pris deux Glocks modèle 19. Avec deux douzaines de chargeurs pour chacun. »
Ry sortit l’un des pistolets de la boîte. Il aima ce premier contact avec l’arme, la façon dont elle s’encastrait exactement dans sa paume et devenait partie intégrante de lui-même, dure, froide, mortelle.
« Le problème de cette époque où on prend l’avion pour un oui ou pour un non, c’est qu’on est tout le temps obligé de se trouver un nouveau pistolet. C’est vraiment emmerdant. »
Agim eut un sourire.
« D’où l’avantage de connaître un trafiquant d’armes. »
Ry eut un mouvement de menton en direction de la boîte.
« Ça en fait, des munitions. Tu crois qu’on veut faire quoi, partir en guerre ? »
Agim haussa les épaules.
« Vous êtes Américains. C’est ce que vous faites. »
Ry éclata de rire.
« Pas faux. »
Zoé examinait l’autre Glock, actionnait la glissière, vérifiait la visée, appréciait l’ergonomie de la poignée, testait le poids de la détente. Agim la regardait en souriant comme un père qui aurait regardé sa fille réussir haut la main un récital de piano.
« Quant à ce petit souci que vous avez avec la Sécurité du territoire, en France, cette accusation de terrorisme… » Agim agita la main dans l’air comme si c’était pure bagatelle. « Mon gars au sein de la Sûreté nationale hongroise me dit qu’ils ont bien reçu hier soir un communiqué officiel de Paris les avertissant de votre possible entrée dans ce pays. En ce moment, l’information suit la filière réglementaire, c’est-à-dire qu’elle s’arrête sur tous les bureaux pour être lue et paraphée. Crois-moi, vous pourriez tranquillement vous installer ici, à Budapest ; avant qu’on se décide à vous rechercher, tu aurais une longue barbe blanche.
— Je ne demande pas des années, fit Ry. Une journée suffira. »
L’ennui, c’est que si Anthony Lovely, le négociant en antiquités, avait parlé aux flics français, et si Yasmine Poole avait un informateur chez eux – et Ry aurait mis sa tête à couper que c’était le cas –, elle devait déjà savoir où ils allaient. Et elle ne s’encombrerait pas d’un flot de paperasserie pour se lancer à leur poursuite.
« Nous devons rencontrer Denis Kuzmin cet après-midi, dit-il. Qu’est-ce que tu as trouvé sur lui ?
— C’est le fils d’une Hongroise de Budapest et d’un soldat soviétique qui était dans l’armée d’occupation, après la guerre. Le garçon avait onze ans quand son père est retourné dans son pays, les abandonnant, sa mère et lui. La mère entraînait l’équipe féminine de gymnastique pour les jeux Olympiques pendant les années de la guerre froide ; ils n’étaient donc pas dans le besoin.
« Kuzmin a une soixantaine d’années, maintenant, et il est à la tête d’une certaine fortune. Jusqu’à l’année dernière, il était professeur de civilisation et de mythologie russes à l’université Loránd Eötvös. Il est maintenant à la retraite et il vit à une vingtaine de kilomètres d’ici, dans une petite ville appelée Szentendre. Il habite une villa, sur une colline qui surplombe le Danube. Il a été marié une fois, il y a des années, et ils ont eu un fils, mais le mariage a capoté quand le bébé est décédé. Mort subite du nourrisson.
— Et il collectionne les icônes », poursuivit Ry.
Agim eut encore un de ses sourires éclatants.
« En vérité, mon frère. Il est même très connu pour ça. »
Agim étala du fromage blanc sur une crêpe et le tendit à Zoé avec un sourire qui la fit battre des paupières.
« Il y a une autre chose que tu dois savoir sur Denis Kuzmin. Selon certaines rumeurs, avant la chute du mur de Berlin, c’était un informateur de l’AVO. La police secrète hongroise. »
Agim s’interrompit et son regard se perdit dans le lointain. Il haussa pensivement les épaules.
« Qui sait ? C’est peut-être à l’espionnage qu’il doit l’essentiel de sa fortune. Débusquer les dissidents parmi ses collègues enseignants et les étudiants en rapportant leurs propos subversifs devait être assurément rémunérateur. Car les graines de la révolution germent le plus souvent dans le terreau universitaire. Ceux qu’il dénonçait ont dû être envoyés en rééducation dans un “hôpital psychiatrique”. Ce qui est, en réalité, une façon édulcorée de désigner la prison. Si tu en as l’occasion, mon frère, tu pourrais avoir envie de le tuer.
— Nous préférerions, si possible, rester sous la limite de détection radar pendant notre séjour ici », répondit Ry, réévaluant l’idée qu’il se faisait de Denis Kuzmin.
Il s’était imaginé un professeur à la retraite, qui potassait de vieux livres poussiéreux et collectionnait les icônes. Mais s’il avait été informateur pour l’AVO, alors il pouvait être dangereux.
« Il faut que vous repreniez une autre palacsinta, dit Agim à Zoé. Deux, ce n’est pas assez. Et pendant que vous mangez, je vais vous raconter comment nous sommes devenus frères, Ry et moi, parce que je doute qu’il vous ait raconté cette histoire lui-même. »
Zoé fit descendre la dernière bouchée de palacsinta numéro deux avec du café, et tendit la main à la recherche de la palacsinta numéro trois.
« Bouddha, le silencieux Bouddha, vous connaissez ? demanda-t-elle. Eh bien, à côté de Ry, ce type est une pipelette. »
Agim partit d’un grand rire et flanqua à Ry une claque dans le dos.
« L’histoire commence il y a quatre ans au Kosovo, dit Agim à Zoé. Quand les bombes ont cessé de tomber. Une fois ce monstre de Miloševi parti, il n’a pas fallu longtemps pour que vous, les Américains et vos alliés, découvriez que les ex-combattants de la liberté que vous aviez soutenus avaient fait de cet endroit un paradis pour trafiquants de drogue. Les miens, les Albanais kosovars, formaient ce qu’on appelait les « Quinze Familles ». Ces familles importent maintenant quatre-vingts pour cent de toute l’héroïne d’Europe. Ce que nous nommons Albanka. L’Albanaise.
— J’en ai entendu parler », dit Zoé.
Et Ry se dit que, compte tenu de ce qu’était sa mère, elle en savait probablement plus qu’elle ne l’aurait voulu sur l’Albanaise.
« L’une des Quinze Familles était dirigée par un dénommé Armend Brozi, poursuivit Agim. L’agence américaine de lutte contre la drogue a monté une opération avec son homologue allemande pour faire tomber cet homme, et c’est Ry qui en a été chargé. Il avait besoin de quelqu’un pour infiltrer l’organisation, comme vous dites, mais les Quinze Familles…
Il était impossible pour un non-Albanais kosovar de rejoindre l’organisation, vous comprenez ? Et Ry m’avait choisi pour cette mission, que j’ai acceptée de bon gré. Non, pas seulement de bon gré, avec avidité. »
Agim se tut et regarda ses poings crispés sur la nappe blanche. Au bout d’un moment, Zoé demanda :
« Parce que c’était personnel ? »
Agim déglutit, hocha la tête.
« J’avais une sœur. Elle s’appelait Bora, ce qui veut dire « neige ». Elle n’aurait pas pu porter un meilleur nom. Pas parce qu’elle était pure – non, loin de là. Mais parce qu’elle était belle comme la neige lorsqu’elle s’étend, fraîche, blanche et lourde, sur les toits de notre village. Armend Brozi avait fait de ma sœur sa putain, et quand il en a eu assez il l’a utilisée comme mule. Il lui faisait avaler des préservatifs pleins d’héroïne et elle les transportait dans son ventre pour passer la douane. Lors de son dernier voyage, l’un des préservatifs s’est rompu, et elle est morte sur le sol crasseux des toilettes publiques de l’aéroport JFK. »
Zoé tendit la main et effleura celle d’Agim, posée sur la nappe.
« Vous le lui avez fait payer ? »
Agim eut un sourire triste et cruel.
« Oh oui, et très cher. Le jour où nous avons fait tomber Armend Brozi, Ry s’est arrangé pour que je me retrouve seul avec lui, afin que je lui règle son compte. Il est mort comme ma sœur, lentement et dans de grandes souffrances. C’est ce que Ry a fait pour moi, et c’est pourquoi je dis qu’il est mon frère. » Le silence s’établit dans la pièce, et Agim haussa les épaules. « Après cela, je ne pouvais plus rester au Kosovo, c’était devenu trop dangereux pour moi. Mais j’avais de la famille ici, à Budapest, et je suis venu m’y installer. Et maintenant, je m’enrichis en vendant des armes aux insurgés du monde entier, qui les achètent avec l’argent qu’ils ont gagné dans le trafic de drogue. Ce qui fait de moi un hypocrite, mais que voulez-vous… ? »
Plus tard, dans la rue, alors qu’ils allaient récupérer leur voiture, Agim prit Ry par le bras et le retint, laissant Zoé prendre un peu d’avance sur eux.
« Maintenant que je l’ai rencontrée, Ry, je peux le dire avec une certitude absolue. C’est Elle », fit Agim dans un demi-soupir, les yeux brillants d’un humour à peine réprimé.
Ry balança un coup de pied dans un pavé descellé. Il se le serait bien flanqué dans le derrière.
« Enfin, Agim. C’est à peine si je la connais. »
Agim secoua la tête et dit avec gravité :
« Tu en as appris plus long à son sujet pendant ces deux derniers jours que bien des amants n’en savent au bout de toute une vie. C’est ta Seule, ton Unique. Alors ne déconne pas. »